Prologue
L’ombre argenté, l’ombre mouvante et terriblement gracieuse avançait silencieusement dans les sombres couloirs du château. Aux yeux des gardes terrifiés devant lesquels elle passait, l’ombre ne possédait pas de formes distinctes ou finies. Ses contours changeaient sans cesse, comme les légers sillons que la mer dépose sur le sable, identique mais jamais parfaitement les mêmes. Il n’y avait que peu de lumière, pourtant le plus sombre des recoins n’était pas aussi sombre qu’elle. On aurait dit qu’elle avalait la clarté, ou qu’elle se drapait du manteau de la nuit la plus noire. Parfois semblable à une énorme bulle opaque, parfois glissant sur la pierre froide comme un serpent, elle ne laissait que l’empreinte des visages horrifiés des soldats qui la voyait passer sans bruits. Le château était une immense forteresse de pierre noire et grise. La plupart de ses salles étaient vides alors même qu’elles auraient pu chacune contenir la Cour d’un roi. Aucune fenêtre ne laissait filtrer la lumière du jour et seule une torche de temps à autre accrochée négligemment au mur éclairait faiblement les couloirs. La créature s’enfonçait toujours plus profondément au cœur de la forteresse, si bien que les ténèbres se firent presque aussi noires qu’elle. Les pierres du château étaient aussi froides que l’hiver le plus rude et pourtant elles pulsaient, comme animées d’une vie propre. L’effleurement de l’ombre les faisait gémir doucement. Quelque fois un cri, un appel, retentissait. Long hurlement de douleurs ou voix enjôleuse qui parcourait les murs comme s’il s’agissait de vulgaires tentures toutes justes bonnes à protéger du froid. Bientôt toutes les torches disparurent et il n’y eu plus de gardes. Des voix sifflaient faiblement tout autour de la créature, mais elles en avaient si peur qu’elles n’osaient que murmurer quand elles se seraient jetées sur le plus féroce des guerriers. L’ombre émit un long sifflement étonnamment grave et elles s’enfuir en hurlant. Une sorte de rire rauque retenti de partout à la fois et l’ombre reprit son chemin. Combien de temps passa-t-elle dans ces couloirs ? Ici la notion même de durée était limitée car rien ne changeais jamais. Une porte encadrée de deux torches flamboyantes apparut soudain. Elle n’avait nul poignée ni ornement. Et quand la créature s’avança elle s’ouvrit d’elle-même sans bruit. De l’intérieur on ne distinguait rien. Ce n’était plus l’épaisse noirceur du château mais d’avantage un brouillard dense et bleuté. L’ombre s’arrêta et attendit.
- Ainsi tu es venu !
Surgit du néant la voix était claire et froide comme le silex. Elle aurait fait penser au ton d’une vieille femme si elle n’avait pas eu autant de tranchant qu’une épée. La voix qui lui répondit était aussi dépourvu de morgue que celle qui la précédait en possédait. Longue et flegmatique elle détachait chaque mot les uns des autres :
- Oui… Je suis venu vous apporter de terribles nouvelles mon maître.
Un silence profond envahit l’obscurité avant que la créature ne continue.
- Les armées seront vaincues. Malgré notre supériorité il semble que les hommes seront aidés… Des êtres venus du sud, qui possèderont un grand pouvoir. Ceux-là repousseront nos hordes. Certains peuples sont encore puissants, bien que les Lödnoriens restent cachés.
Le silence qui s’abattit dans la salle fut plus violent qu’aucune tempête. Le brouillard se dissipait peu à peu jusqu’à ce que les contours de la pièce se dessinent. Immense et froide, dépourvue de tout, vide. De part et d’autre des murs de longues fenêtres couleur de sang laissaient passer d’inquiétants reflets. Des monstres tordus, énormes, volaient sans bruits derrière les parois. Etait-ce le centre de la terre ? La salle paraissait être suspendue au milieu d’un vaste noyau de roche en fusion. Face à l’ombre se dressait un trône fait d’une matière lisse et ambrée. A l’intérieur, des lignes blanches couraient sur sa surface comme pour s’échapper. La créature qui y siégeait avait une couleur d’ébène. Ses membres étaient longs et sinueux comme les racines d’un arbre géant. Deux cornes pointaient au-dessus de son visage déformé par la haine. Mais le plus effrayant restait ses yeux. Noir, d’avantage encore que l’ombre qu’il contemplait, ce qui paraissait impossible. Et bien qu’entièrement opaque on jurerait que quelque chose brûlait à l’intérieur, doué d’une faim dévorante.
- Tu es venu me dire que tu m’avais prévenu ?
Le défi contenu dans ces paroles ne parut pas être perçu par l’ombre qui répondit d’une voix égale :
- Non, je suis venu porter un message de mon maître.
- C’est moi ton maître.
- Non… Nous avons été créés par deux frères bien distincts… L’un est mort et l’autre ne supporte plus vos gaspillages. Je suis le serviteur de celui-là…
La créature se leva d’un bond tandis que l’ombre s’avançait. Elle tenait un sceptre qu’elle brandit et le brouillard obscurcit à nouveau la salle.
- Tu ne peux pas me tuer Venor ! Ton maître ignore ce que je suis devenu.
Un lourd silence accompagna ces paroles, suivi d’un cri de surprise étouffé. Le brouillard disparu aussi vite qu’il était revenu. L’ombre avait disparu et la créature se tenait droit sur son trône, un sourire mauvais sur les lèvres. Elle murmura :
- J’ai pris possession du corps, maître.
Et sa voix était longue et flegmatique.