Ca faisait longtemps que je vous avais pas mis une de mes histoires, nan ?
Celle-ci a été écrite (encore une fois lol) pour un concours dont le thème était "ville-fantôme". Pas forcément un sujet dont je suis fan, mais j'aime bien frotter mon imagination aux challenges de toutes sortes ! Et autre défi, j'ai essayé de faire un texte "court", vu que celui-ci ne fait QUE 12 pages !
(oui, pour moi c'est très court lol).Je n'ai plus qu'à vous souhaiter bonne lecture, si ça vous intéresse
Ah, et dernière précision : "sangro làgrima" en espagnol signifie "larme de sang".
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SANGRO LAGRIMA
Sur l'accotement légèrement en surplomb, il observait le paysage. Un panorama désertique teinté d'ocres brûlants et de vifs carmins. A ses cotés, le constable Ignacio Mendez suivait son regard, dans l'expectative.
-Alors, vous voyez quelque chose ? hasarda-t-il, dans son espagnol natal.
-Je vous jure, c'était là, juste hier ! répondit le journaliste, dans la même langue (l'accent et l'assurance en moins).
-Je ne demande qu'à vous croire, senior Lucas, mais je crois en savoir un peu plus sur la région que vous. Rappelez-vous que je suis né ici.
Ouais d'accord, ça c'est un putain d'argument, pensa l'autre.
-Désolé, mais Sangro Làgrima n'existe pas, continua le représentant de la loi.
Le silence accueillit cette dernière remarque, que seul le souffle aride rompit de son hululement. Mendez avait la posture stoïque d'un shérif de far-west, les mains de part et d'autre de sa ceinture, sa moustache en guidon voletant au vent. Il était petit, mais trapu, semblant taillé dans le même roc que les pierres de ces contrées désolées. On l'avait, semble-t-il, crée à partir du sol et du sable de la région : immuable et inébranlable. Il faut avouer que le sud de l'Espagne n'était pas non plus l'endroit le plus accueillant au monde.
-Une légende, rien de plus. Vous en avez la preuve sous les yeux, poursuivit-il en désignant la plaine sans fin devant ses yeux.
L'horizon parsemait ses infinies perspectives de roches, de végétation rase et de débris minéraux, mais il n'y avait nulle trace de vie humaine dans cette immensité. Aucune, sauf la ligne interrompue d'une route de terre qui s'arrêtait à un ou deux kilomètres en face d'eux. Quelques pancartes et flaques d'huile séchées attestaient de la présence d'un ancien chantier à cet endroit, mais il avait dû être abandonnée depuis des années.
Mendez se tourna vers son compagnon en se grattant l'arrière du crâne :
-Ce sont les restes d'une route qui devait relier Sorbas au reste du réseau, plus à l'ouest. C'est la ville la plus proche d'ici et elle est à vingt-huit kilomètres. Avec cette route, qui aurait plus ou moins rejoint celle où nous nous tenons maintenant, Sorbas aurait pu être beaucoup plus facilement accessible. Mais les ressources de la région étaient très pauvres à l'époque, et ils ont dû stopper net les travaux, il y a une trentaine d'année.
-Mais ça n'explique pas ce que j'ai vu, répondit l'autre, légèrement agacé. Je l'ai vu là, justement, là où se trouve cette foutue route ! Droit devant.
Il mima ses gestes avec tant de colère et d'exaspération à la fois que le constable en esquissa un petit sourire indulgent.
-Il est possible que vous ayez confondu avec Filomena, c'est de ce coté-là (il indiqua sa droite de la tranche de la main, de l'autre coté du léger canyon), plus loin encore que Sorbas, ça ressemble à la description que vous m'avez fait. Mais je vous le répète une fois pour toutes : Sangro Làgrima n'existe pas, c'est un vieux conte de culs-bénis.
-Humpf, fit son interlocuteur, visiblement contrarié.
-Peut-être avez vous eu une hallucination causée par la chaleur ? tenta-t-il, conciliant. Vous avez pas idée de ce que j'ai pu entendre dans mon bureau comme histoires, à propos de voyageurs perdus, qui ont vu ou cru voir des choses. Pour peu que vous soyez légèrement déshydraté...
-C'est bon, c'est bon, j'ai vu un mirage, c'est ça ! Je vais rentrer dans ma voiture, mettre la clim' et boire un bon coup avant de me reposer.
-C'est ça, acquiesça Mendez en sachant très bien que l'homme n'en ferait rien. Mais je peux aussi vous raccompagner en ville et vous offrir une bière, si vous voulez. Cette chaleur fait perdre les pédales, vous savez.
-Nan c'est bon, merci. Je vais faire une sieste et verrai ensuite quel itinéraire prendre pour me barrer d'ici au plus vite.
Pour avoir la conscience tranquille, le constable lui rappela le chemin et l'invita à une dernière halte à Aceldad avant de quitter la région. Puis, il souhaita une bonne après-midi à ce type sympathique mais un peu paumé. Il monta dans son véhicule – une antiquité jurassique mettant plusieurs minutes à démarrer – et salua l'homme d'un geste amical, en les contournant, lui et sa voiture.
Quelques secondes plus tard, le bruit du moteur n'était plus qu'une rumeur dans les gémissements fantomatiques du vent.
L'homme se tourna une nouvelle fois vers la plaine devant lui et essaya de percer de ses yeux inquisiteurs le voile occultant du désert. Il avait fait près de deux-mille kilomètres pour contempler de ces mêmes yeux les trésors qui se cachaient ici. Et il ne se laisserait pas rouler par un flic de campagne se jouant des touristes !
Il avait vu Sangro Làgrima et comptait bien la retrouver et en explorer tous les mystères...
*****
Mathieu Lucas-La Roche – nom à rallonge un peu pompeux à son goût – était journaliste pour des revues spécialisées et des guides de tourisme. Il se devait non seulement de référencer, noter et critiquer les hauts-lieux touristiques, mais aussi de les dénicher ; en cela son travail était bien plus ardu que la plupart de ses compères. Il l'exécutait cependant avec un infaillible talent, d'où sa réputation dans le milieu.
Chaque année, il ajoutait de nouvelles destinations à visiter, de nouveaux sites inédits dans les catalogues de ses employeurs. Car si les gens faisaient appel à lui, c'était surtout pour sa capacité à trouver des endroits sortant un peu des sentiers battus. En Suisse par exemple, il avait mis la main sur un complexe hôtelier souterrain, dont les piscines et autres bassins thermaux étaient creusés à même la pierre. En Micronésie, il avait découvert un temple abritant une statue d'une dizaine de mètres de hauteur, représentant un dieu en forme d'orang-outang et sculpté en bois massif. Au Colorado (dans un cadre assez similaire à l'Andalousie), il avait assisté à une foire aux serpents à sonnettes, exposant aussi bien les héros du jour par milliers que les produits fabriqués à partir de ceux-ci.
Il avait vu toutes sortes de choses et voyagé dans les endroits les plus étranges du globe, tel un explorateur de l'insolite. Et le meilleur là-dedans, c'est qu'on le payait pour ça !
En République Tchèque, à Kutna Hora, il visita l'une de ses plus incroyables destinations. Le lieu en soi était somptueux et macabre à la fois : la chapelle d'un ossuaire, que l'on avait décoré des milliers d'ossements qu'elle contenait ; construction d'une morbide et fabuleuse décadence. Les os formaient des arches, des fresques et même un lustre d'une richesse époustouflante, ensemble baroque et génial à la gloire de la mort.
C'est sous ce lustre même qu'il entendit parler pour la première fois de Sangro Làgrima. Le terme était sorti de la bouche d'un confrère autrichien.
-Une ville perdue au fin fond de l'Andalousie, paraît-il. Sauf que ce n'est pas un monument pour les morts, mais une église qui aurait ainsi été construite. Une église toute entière, faite d'os noircis qui la ferait ressembler à une antre démoniaque.
-Vraiment ? fit Mathieu. Mais pourquoi...
-... n'en avez-vous jamais entendu parler ? Parce qu'il s'agit d'une légende ! Allez au pays faire votre enquête et c'est ce que tout le monde vous dira. Mais fouillez aussi dans vos livres d'histoire, et vous verrez que les épidémies ont fait pas mal de morts là-bas, à la fin du XVIe siècle. Au niveau des ossements, ça colle. On m'a raconté beaucoup de choses à propos de Sangro Làgrima... et en ce qui me concerne, il y a un petit soupçon de je-ne-sais-quoi là-dedans qui me donne envie d'y croire.
Le journaliste accueillit ces paroles avec tout le scepticisme que le métier lui avait appris. Des histoires rapportées par des amis de lointaines connaissances, il en avait entendu lui aussi et il n'avait pas découvert de huitième merveille du monde pour autant.
-Et pourquoi vous me dites tout ça, au fait ? demanda-t-il en continuant de prendre des photos autour de lui. Vous l'avez trouvé, vous, Sangro Làgrima ? Vous y êtes allé ?
-Nan, mais j'ai lu vos guides et vous avez la réputation d'un homme déterminé. Alors je sais que s'il y a bien quelqu'un capable de retrouver cette foutue ville, c'est bien vous,
Herr Lucas.
-OK. Et cette légende, elle raconte quelque chose d'autre ? Une indication un peu plus précise, peut-être ?
-Allez donc l'écouter sur place, si vous voulez en savoir plus ! lança l'autrichien en s'éloignant, un rictus mondain épinglé aux lèvres.
Mathieu fit mine de poursuivre son shooting comme si de rien n'était, mais la graine de la curiosité était déjà plantée. Dans ce métier, on apprenait rapidement à trier les informations des déchets. En l'occurrence, il avait la promesse d'un saphir enveloppé dans un emballage d'excréments.
Le lendemain, ses affaires étaient néanmoins prêtes pour le premier avion à destination de Grenade.
Avant même d'avoir posé le pied sur le sol espagnol, il avait déjà une vague idée de son futur lieu de recherches. En recoupant les informations sur le net – dur dur, même pour un fouineur chevronné comme lui – il avait réussi à situer sa zone d'investigation dans le sud-est du pays, dans un champ d'environ cent-cent cinquante kilomètres. Dans la province d'Almeria, exactement.
En arrivant là-bas, il trouva vite ce qui deviendrait son « pied-à-terre » dans ce
no man's land : Aceldad.
Une petite bourgade andalouse typique, comptant moins de cinq cents âmes. Le genre de patelins avec sa cohorte de petits vieux, son bar miteux et ses fontaines à pompes – un monde où les termes « wi-fi » ou « lecteur mp3 » n'existent pas et n'existeront sans doute jamais. Le genre d'endroits où en laissant traîner ses oreilles, on pourrait peut-être entendre parler d'une église construite en os calcinés...
En général, il se fiait autant à son instinct qu'aux racontars. La meilleure technique restait encore la bonne vieille méthode de la bière gratis au premier comptoir venu. Ce qu'il mit en application en pénétrant dans le tripot d'Aceldad – qui aurait pu être un saloon un siècle auparavant –, juste après avoir déposé ses affaires à l'auberge attenante.
Un vieillard à la barbiche usée, assis seul à une table isolée, lui sembla une « proie » satisfaisante.
-Sangro Làgrima ? fit-il en réponse à une des questions de Mathieu, après un court échange de banalités.
Le jeune homme se contenta de hocher la tête d'un air faussement neutre.
-Tu dois déjà en avoir entendu parler pour venir me questionner, reprit le vieux, la voix colorée d'un accent rocailleux. Que veux-tu savoir au juste ? Tu veux que je te dises où elle est censée se trouver ?
Il ponctua sa tirade d'un éclat de rire qui tonna dans le bar comme un éboulement.
-Bien entendu, c'est une légende du folklore local qu'on se raconte dans les moments creux des soirées. Mais si tu veux la connaître telle quelle, alors tu ne trouveras pas meilleur conteur que moi. Tu veux l'entendre, p'tit gars ?
-Et comment !
Barbiche tapota du bout de l'ongle sa choppe de bière, d'un geste explicite. Il attendit en souriant que le journaliste passe la commande et ne rouvrit la bouche qu'après avoir vidé un tiers de sa nouvelle choppe.
Puis il prit un air affecté et commença son récit les yeux dans le vague, quelque part derrière les lambris usés du plafond.
-Dans la région, et plus particulièrement dans cette vallée d'Almeria, on dit que les mauvais esprits étaient nombreux. Je ne suis pas superstitieux
guapo, mais les anciens l'étaient très certainement il y a plusieurs siècles, et je les comprends. Tu as entendu parler des Maures ?
Mathieu acquiesça silencieusement.
-Ils ont dû ramener ici, du temps des guerres, leurs croyances et leurs malédictions. C'est sûrement ce que se disaient nos aïeuls. Mais toujours est-il que l'on croyait, en ces temps-là, aux mauvais esprits. Et d'après ceux qui nous ont légué ces terres, ils étaient très forts et malfaisants par ici. Il se passait des tas de choses que l'on leur imputait : des femmes perdaient leurs enfants, des cadavres étaient retrouvés mutilés, sans explication, des manifestations étranges terrorisaient les habitants du matin au soir. Toutes sortes de malheurs qui rendaient la vie bien dure à ces gens, qui n'avaient déjà pas un quotidien facile. Alors un jour, on décida de chasser les esprits, ou de s'en protéger, si vous voulez...
Nouvelle lampée de bière, suivie d'un bref rot.
-On construisit avec les os des morts un... enfin, une espèce de « rempart » contre ces
espiritos. L'idée vint d'un missionnaire, de passage dans le coin pour quelques semaines. Puisqu'il avait avec lui la bénédiction des cieux, il s'était dit qu'il pourrait construire une église et en faire une sainte forteresse contre les forces du mal. Avec les ossements, qu'il fit noircir dans un feu sanctifié, il pourrait alors effrayer les esprits eux-même. Une église faite avec des os humains, tu me diras, c'est p'tet pas très catholique, remarqua-t-il d'un ton égrillard, mais si ça pouvait ramener la paix là-bas, tout était bon à prendre ! Tu comprends ?
-Naturellement, rétorqua Mathieu, qui avait pourtant du mal à se faire à l'idée.
Des flashs de Kutna Hora lui revinrent en mémoire et il eut du mal à ne pas trouver l'ensemble un brin malsain. Mais après tout, il était athée et avait entendu des choses bien pires au fil de ses pérégrinations.
-On construisit donc l'édifice avec les os des morts au combat ou des épidémies - qui avaient décimé à l'époque de larges franges de population. Travail fastidieux et compliqué, mais qui porta ses fruits. Et plutôt rapidement, même. On dit que c'était bâti d'atroce façon, avec des angles et des pointes dans tous les sens, des croix en tibias décorées de vertèbres, des vitraux ornés de crânes polis. Quelques os auraient été trempés dans du sang frais. On raconte même que ce sang-là coulait de certains d'entre eux.. T'imagines un peu ? Ça devait être si horrible à voir que même les pires démons n'auraient osé s'en approcher. Dès lors, Sangro Làgrima retrouva son calme d'antan. Le souffle sec du désert rythma à nouveau les journées de sa cadence et les problèmes à résoudre revinrent à des notions plus terre-à-terre : l'eau, la nourriture, la bonne santé des hommes ou du bétail. Tout ce qui avait toujours fait la routine d'Almeria, en dehors de la guerre et des esprits. Seulement...
Barbiche fit à ce moment-là une pause théâtrale et prit une posture solennelle, les yeux grand ouverts. Il jeta un coup d'oeil par une des fenêtres, comme si le sujet de son histoire se trouvait là en-dehors. Puis, il poursuivit :
-Seulement, un jour le missionnaire mourut. Durant son séjour, il avait pris l'habitude de faire des promenades qui pouvaient durer des journées entières. Un matin, on retrouva son corps à moitié dévoré et tout désarticulé dans la rue centrale... juste en face de l'église. La main tendue en direction de la croix de façade ; peut-être pour maudire une dernière fois le Seigneur qu'il avait renié.
-Renié ?
-Eh oui ! Il a commis le péché de chair, plusieurs fois. La luxure et la débauche. Il avait l'alcool facile, disait-on. Au fond de son coeur, il possédait sûrement encore la foi, même avec tous ces vices... mais je crois que son séjour à Sangro l'a profondément déprimé. Toutes ces forces malveillantes ont dû le marquer et l'éloigner peu à peu des pas du Seigneur.
Il avait prononcé ces mots comme si lui-même se confessait. Cela ne l'empêcha pas de poursuivre, d'un léger ton de regret :
-Ainsi, on raconte qu'il s'est peu à peu détourné de l'Église et que même s'il officiait en son nom, le Tout-Puissant n'était plus derrière lui pour le guider. Notre missionnaire a trahi sa sainte mission, et tout ce qui s'ensuivit en a découlé logiquement.
-Et d'après la légende, qu'est-ce qui aurait causé cette mort ? relança son jeune interlocuteur, totalement pris par le récit.
-T'en pas une petite idée ? Pas la moindre... ? Je me demande si tu m'écoutes bien depuis tout à l'heure.
Un sourire énigmatique zébra les traits craquelés du visage du vieillard.
Ce vieux pochetron est en train de se payer ma gueule ! S'il croit que je me suis tapé deux mille bornes pour lui payer des bières, il va m'entendre...Mais au lieu de s'échauffer, il rebrancha les câbles fumants de ses neurones les uns aux autres. Ils étaient momentanément passé du mode « attentif » à « cible verrouillée ».
-Les esprits ? lança-t-il, dubitatif.
Barbiche approuva d'un signe de tête. Il termina son geste en la renversant complètement, laissant un torrent de houblon liquide lui dévaler le gosier.
-On ne dit ni pourquoi ni comment dans la légende ; juste que les esprits l'ont foudroyé de leur haine. Peut-être que la protection de l'église n'était plus assez forte... peut-être la colère des âmes perdues était-elle supérieure à cette « barrière ». Toujours est-il qu'à partir de ce jour-là, Sangro a cessé d'exister. Les esprits l'ont littéralement dévoré de leur fureur, en voyant que ni Dieu, ni Ses faveurs ne pouvaient sauver les humains ou leurs villes de leur destinée... Sangro Làgrima, si elle a déjà figuré sur une carte, ne l'a plus jamais été à compter de cette date. Comme une poussière happée dans une tempête de sable.
Le vieil homme reporta ensuite son regard vers l'extérieur, ressentant peut-être le poids écrasant du désert autour de lui et l'infime possibilité qu'il puisse y avoir une part de vrai là-dedans. Mathieu se fit lui aussi songeur quelques instants, sans briser le silence.
Foutue histoire... une ville entière bouffée par une nuée de démons ? Même ce cinglé de Sam Raimi n'imaginerait jamais un truc comme ça. Y avait-il une chance pour que cette légende n'en soit pas une ? Si des gens avaient créé la « rumeur » Sangro Làgrima et d'autres l'avaient relayé jusqu'à nos jours, c'est bien qu'il devait y avoir quelque chose, même en lisant entre les lignes...
-Blasphème !
Il sursauta si violemment qu'il faillit en renverser la table.
-P... pardon ? bafouilla-t-il à l'adresse du conteur éméché..
-Il a blasphémé en baisant des putains et en maudissant le Seigneur. Le missionnaire. C'est pour ça que l'église a cessé de les protéger. Pauvre fou, marmonna le vieil homme, le regard toujours au-delà des vitres, perdu au fond de quelconque abîme intérieur.
Cette fois-ci, il n'y avait aucune feinte, aucune ruse de comédien.
Puis, dans un chuchotement, tels des mots trop précieux pour être prononcés à l'emporte-pièce, il souffla :
-Depuis, seules les personnes à l'article de la mort peuvent entrevoir Sangro. L'ultime vision de l'agonisant, c'est cette ville qui n'existe plus.
Le journaliste se tourna vers Barbiche. Celui-ci, blême, se leva d'un seul mouvement, puis se dirigea en boitant vers la sortie, sans dire un mot.
*****
Partout où il recueillit des témoignages – que ce soit à Aceldad même, à Sorbas, ou Tabernas – on lui rapporta à peu près la même chose. Les habitants de la région voyaient Sangro Làgrima dans leur dernier souffle ou, variante intéressante, peu avant un grand malheur. Comme une promesse de désastres à venir. Les gamins disaient l'entr'apercevoir dans leurs cauchemars, après avoir commis des méfaits et les vieillards dans leurs grands moments de fatigue, quand ils tâtonnaient du pied dans le monde des esprits. Mais la mort était presque toujours un facteur récurrent dans toutes ces affirmations.
Ces demi-certitudes en main, il décida d'aller mener l'enquête sur le terrain. Que cette cité ou église digne d'une histoire d'horreur existe ou non, il n'y avait encore que la vérification in situ pour le déterminer. D'après tous ces indices, il avait une idée plus ou moins précise de sa localisation : un rayon d'une vingtaine de kilomètres à l'est entre Sorbas et Tabernas. Peut-être la ville se situait-elle dans le prolongement sud-est de cet axe, mais sa truffe entraînée de limier touristique l'amenait plutôt vers la première option.
Il se munit donc de cartes, de bouteilles d'eau fraîche et de son matériel ; et fonça dans le désert sud-espagnol. Moins de deux journées s'étaient écoulées depuis son arrivée et la ville perdue était déjà devenue une obsession dévorante.
Jeudi après-midi. Chaleur étouffante, sueur collante et sable dans les cheveux.
Il n'avait pourtant pas quitté son véhicule, mais la poussière de roche érodée s'infiltraient partout, même en roulant. A quelques occasions, il avait coupé le moteur pour observer plus attentivement certains sites, muni de ses jumelles, pour confirmer ou infirmer des impressions. Aucune ne s'était jusque-là avérée payante.
Puis, alors que la route toujours aussi morne continuait à défiler sous ses roues, il crut voir quelque chose scintiller. Nouvel arrêt sur le bas-coté. Il s'empara fébrilement des jumelles sur le siège passager et ajusta la focale d'un geste nerveux. La vaste plaine désertique qui s'étendait sous ses yeux était vaguement délimitée à gauche par des collines rocheuses et à droite par les reliefs d'un étroit canyon. Au milieu, un chemin de gravier ou de pavés – trop loin pour distinguer – serpentait dans le goulot naturel ainsi formé.
Et sur un de ses cotés, un petit champignon indistinct...
Une fois les jumelles réglées, il put alors contempler ce qu'il était venu chercher : une ville perdue au milieu du désert. Sur toute sa longueur, une rue centrale la traversait et en son centre, un édifice sombre qu'il avait du mal à discerner.
-Wouhouuu !! Bordel de madre ! s'écria-t-il, hystérique.
Sangro Làgrima se tenait là, tranquille, à compter les années sous le soleil d'étuve espagnol.
Ça y est, je l'ai trouvé ! Barbiche et les autres vont en péter une durite !!
Hey, mais attends voir...N'était-ce pas un peu trop facile ? Cette ville mythique, dont on vantait l'inaccessibilité et sa difficulté à pouvoir être retrouvée sur les cartes, ne lui était-elle justement pas apparue un peu trop
facilement ? Soit ce bled pourri n'avait rien à voir, soit il allait bientôt croiser la faucheuse, à en croire la légende. En même temps, c'était perdu au milieu du désert ici ; certaines routes n'étaient même pas terminées ou goudronnées. Les squelettes d'animaux se desséchant au soleil étaient en ces lieux une réalité aussi prégnante que la chaleur ou la terre qui se craquelle sous les pieds... Dans un endroit comme celui-ci, il était facile de se perdre et de mourir. Pourquoi un village n'aurait-il pas pu s'y cacher à la vue des hommes pendant des siècles ?
L'adrénaline et l'excitation dopant ses mouvements, il remplit son sac à dos du strict minimum et s'extirpa de la voiture. Puis, il courut jusqu'au coffre et en sortit une mallette, dans laquelle il choisit les meilleurs filtres et objectifs pour son lourd appareil photo Pentax – lequel pendait déjà à son cou, retenu par une lanière.
Mais avant de s'élancer, il hésita un bref instant.
La route s'élevait en léger surplomb, par rapport à la vallée à ses pieds. Jetant un coup d'oeil vers le bas, il s'aperçut que l'escarpement rocheux sur lequel il se trouvait devait mesurer entre les quinze et vingt mètres de haut.
-Rien à fout' ! lança-t-il à son cerveau trop prudent, qui avait rapidement perdu le bras de fer contre son tempérament.
Il actionna la fermeture centralisée de son véhicule et enjamba la glissière de sécurité. Au sommet de l'escarpement, il jeta un nouveau coup d'oeil vers la ville, à un peu plus d'un kilomètre de là. Elle n'attendait que lui, le scintillement qu'elle lui avait lancé en guise de courtoise invitation.
Alors, s'accroupissant, puis tournant le dos à celle-ci, il se mit à tâtonner des mains et des pieds pour trouver les meilleures prises sur la pierre.
Moins d'une demi-heure plus tard, il posait le pied au sol, prêt à braver les dangers du désert andalou.